07/11/2011
Un ancien footballeur du PSG qui forçait la jeune fille qu'il avait adoptée à s'occuper de toutes les tâches domestiques et la faisait coucher au sous-sol de son pavillon de Chatou, sur un matelas humide ... Un ancien ministre burundais, haut fonctionnaire de l'Unesco, qui asservissait deux soeurs, obligeant la plus âgée à travailler 17 heures par jour et les contraignant à se laver et faire leurs besoins dans un même trou creusé dans la terre ...
C'est dans les pages consacrées aux plus sordides faits divers que se cache l'esclavage contemporain. Un comité associatif lutte contre ce phénomène difficile à cerner. Nous en avons rencontré la directrice ...
Comment définissez-vous l’esclavage contemporain ?
Sophia Lakhdar : La définition de l’esclavage, c’est la relation dominant et dominé : une personne en asservit une autre pour son propre profit ou pour faire des économies. La notion d’esclavage moderne, elle, n’a pas d’existence légale, juridique. La France a aboli l’esclavage en 1848 et la convention des Nations Unies de 1929 indique que toutes les formes d’esclavage doivent être abolies. Donc, dans les faits, il n’y a plus d’esclavage en France. Les termes « esclavage moderne » permettent surtout d’alerter l’opinion. D’ailleurs, aujourd’hui, quand le public parle d’esclavage moderne, il pense (même s’il ne sait pas que ça vient du Comité) que ça fait plutôt référence à de la domesticité, que ça concerne plutôt des femmes, dont le passeport a été confisqué, souvent par des notables, des diplomates, …
La réalité est un peu différente et un peu plus nuancée. Le protocole de Palerme de 2000, qui est un protocole additionnel à un travail sur la lutte contre la criminalité organisée, a, pour la première fois,défini ce qu’est la traite des êtres humains, à savoir le recrutement, le transport ou l’hébergement d’une personne à des fins d’exploitation. Là, l’exploitation est protéiforme : sexuelle, servitude pour dette, mendicité forcée, … En bref, tout ce qui constitue une marchandisation de l’homme par l’homme pour un profit (l’exploitation sexuelle, l’adoption, la servitude pour dette génèrent des profits) ou pour faire des économies (par exemple, l’exploitation par le travail : on va asservir une personne qu’on ne va pas payer).
Aujourd’hui, c’est vraiment la traite des êtres humains qui a pris le relai de cette notion d’esclavage moderne, qui est un peu factice. Elle a cependant servi à sensibiliser, mobiliser un peu l’opinion public dans les années 90. Ça ne veut pas dire qu’aujourd’hui, il n’y a plus d’esclavage dans certains pays. Je pense notamment à la Mauritanie, au Soudan, au Niger, …
En France, combien cela représente-t-il de cas par an ?
Sophia Lakhdar : En France et dans le champ de l’exploitation par le travail, il n’y a aucun chiffre à l’heure actuelle qui nous permette de communiquer sur le nombre de victimes. Nous, nos chiffres, c’est, pour l’année dernière, 126 personnes prises en charge au niveau de la France métropolitaine et 239 nouveaux signalements, venant des victimes elles-mêmes ou de personnes tierces (voisins, parents d’enfants, travailleurs sociaux, juristes, …).
Tous secteurs confondus, si on parle de traite des êtres humains à des fins d’exploitation par le travail, notamment dans la restauration, les exploitations agricoles ou viticoles, tous les secteurs finalement dits « en tension », ça peut concerner quelques milliers de personnes. Mais il n’y a pas de statistiques nationales à l’heure actuelle, contrairement aux chiffres des victimes de traite à des fins d’exploitation sexuelle, parce qu’elles, elles sont poursuivies pour trouble à l’ordre public, racolage passif, et qu’il faut lutter contre les réseaux criminels.
Dans l’exploitation par le travail, en général, il n’y a pas vraiment de réseau. C’est souvent l’employeur qui recrute à son propre profit. On imagine toujours qu’il y a un réseau criminel derrière chaque situation alors que le réseau peut être un simple réseau familial, une famille.
Le Comité que vous dirigez s’est de lui-même spécialisé dans les cas de servitude domestique ?
Sophia Lakhdar : On a vocation à prendre en charge toutes les victimes de traite à des fins d’exploitation par le travail en situation de servitude. Le fait que nous ayons 90% de femmes exploitées en domesticité prises en charge nous spécialise un peu. Mais nous avons également 10% d’hommes qui ont été exploités dans l’artisanat, la restauration, des exploitations agricoles, des haras, … Parfois, les deux se combinent : la victime peut se voir confier les gardes d’enfant, toutes les tâches ménagères, la cuisine, et si, éventuellement, l’employeur est lui-même restaurateur ou artisan, en général, elle va concourir également à l’aider dans ses tâches commerciales : couper les légumes dans un restaurant, … Parfois aussi, un membre de sa famille profite de la force de travail de la victime, qui peut faire deux ou trois foyers dans la journée, tout en revenant chaque soir dans le foyer initial.
Quel soutien apportez-vous aux victimes ?
Sophia Lakhdar : Notre accompagnement est assez marginal et original dans le secteur associatif puisqu’il est global. Dès la prise en charge de la personne, nous mettons en place un accompagnements socio-éducatif qui va de l’hébergement d’urgence jusqu’à l’insertion profesionnelle. Il faut savoir que la prise en charge moyenne, chez nous, est de cinq ou six ans. C’est dû en partie à la longueur des procédures judiciaires. Nous aidons la victime à recouvrer ses papiers d’identité ou à obtenir un titre de séjour, soit après le dépôt de plainte, soit à titre humanitaire. Nous nous occupons également de l’accompagnement juridique. Si la victime souhaite rentrer dans son pays d’origine, nous l’accompagnons dans cette démarche.
Enfin, nous avions (mais ça vient de se terminer ce mois-ci) un accompagnement psychologique avec une bénévole. Mais nous avons des partenaires à l’extérieur qui nous permettent de pouvoir faire accompagner la personne au niveau psychologique.
Le durcissement constant des lois sur l’immigration a-t-il pour effet paradoxal d’amplifier le phénomène de la traite ?
Sophia Lakhdar : Je m’exprimerai sur le volet de la protection des victimes. En France, nous avons un statut protecteur des victimes de traite, tel que stipulé dans la convention européenne de lutte contre la traite des êtres humains, qui a repris la définition de la traite du protocole de Palerme. L’Etat français a ratifié le texte de cette convention qui met en place un certain nombre de protections (hébergement, titre de séjour, …). Mais ce statut protecteur des victimes de traite est souvent considéré comme moindre que le statut d’un migrant sans titre de séjour. A chaque contrôle policier dans la rue, on va regarder plutôt votre statut de migrant sans titre de séjour, que, potentiellement, les exactions que vous auriez pu subir sur le territoire français. Du coup, vous pouvez être en garde à vue et ensuite en centre de rétention puis éloigné du territoire français. Aujourd’hui, en France,comment concilier la législation restrictive en matière de droit des étrangers et la protection des victimes de traite ? Ca ne marche absolument pas.
Régulièrement, nous avons des signalements de la Cimade, qui rencontre en centre de rétention de victimes de traite qui n’ont pas été identifiées comme telles, alors que c’est une obligation étatique. C’est en partie dû à la spécificité de la domesticité, une situation qu’il est parfois difficile d’appréhender. Pour certains policiers, pour certains magistrats, finalement, ces femmes ont fait le travail de mères au foyer qui ne se plaignent pas de leur sort. C’est un raccourci qui est à combattre parce que, si on vous fait venir avec de fausses promesses de scolarisation (ou de rétribution ou d’emploi) et que vous vous retrouvez complètement piégée, avec une liberté d’aller et venir restreinte, des conditions de vie discriminatoires au sein du foyer, un accès à la nourriture restreint, un accès à l’hygiène restreint, et que vous n’avez pas les mêmes conditions d’hébergement que le reste des membres du foyer, ça porte atteinte à vos droits fondamentaux. J’ai l’impression qu’on court plus à la chasse au migrant pour faire du chiffre qu’à une réelle perspective de protection de personnes qui auraient pu être en situation d’exploitation ou de traite.
Aujourd’hui, y a-t-il en France des formes d’esclavage qui puissent être comparées à l’enfer qu’ont vécu les Africains qui ont été déportés vers le Nouveau Monde ?
Sophia Lakhdar : Je ne pense pas qu’il faille comparer les douleurs. Ni comparer ce qui n’est pas comparable. On est dans deux dimensions, deux temps complètement différents. Les traites transatlantiques, dont on voit bien les conséquences aujourd’hui en matière de mémoire, en matière de positionnement dans la société notamment de la population antillaise, guyanaise, réunionnaise, ne peuvent être comparées à une situation de traite des êtres humains aujourd’hui, qui n’est pas du même ressort.
D’un côté, on a une jeune fille de Guinée ou du Ghana qui a été capturée dans son village pour être emmenée au Brésil, au Pérou ou aux Etats-Unis. De l’autre, une petite fille, peut-être des mêmes pays, à qui on aurait fait une fausse promesse de scolarisation, qui ne sera jamais effective en France, et qui va être en situation d’exploitation pendant quelques années. Sa situation ne va durer que quelques années. Elle ne sera jamais en état d’asservissement jusqu’à sa mort. Ses enfants ne seront pas esclaves. Il n’y a pas de transmission du statut d’esclave à l’heure actuelle, en tout cas en France. La douleur est la même mais on ne peut pas la comparer en terme de durée, ni en terme de système légal.
Selon vous, quand l’opinion public prendra-t-elle l’exacte mesure de la traite contemporaine ?
Sophia Lakhdar : Tout y concourt aujourd’hui. Il y a d’abord une inflation des textes internationaux, régionaux, européens, nationaux, qui visent à lutter contre la traite des êtres humains, quelle que soit sa forme. On arrive aujourd’hui à une situation où les institutions ont pris en compte ce phénomène. Sur le terrain, il faut pouvoir aussi former les professionnels, qui sont en contact avec la population et qui pourraient être en contact avec des victimes. Du côté de l’opinion public, il y a vraiment eu une amélioration en dix ans. De plus en plus, il y a des articles, des documentaires, des courts métrages, qui parlent du phénomène. Je pense qu’on va arriver sur la traite des êtres humains au même stade que sur la lutte contre les discriminations, les violences faites aux femmes. C’est la raison pour laquelle nous intervenons de plus en plus sur le terrain. Si on peut mobiliser et sensibiliser une personne, elle en parlera à deux et ça fera écho.
Le meilleur support pour sensibiliser, c’est le support culturel. Ce sont les documentaires, les courts-métrages, les expositions photos qui permettent au quotidien de dire « Voilà, il y a des violations de droits de l’homme ». C’est un sujet qui est extrêmement dur mais, par le prisme de l’art, on arrive à mobiliser des personnes qui n’avaient pas une idée précise de ce qu’il pouvait se passer à côté de chez eux alors que, en face de chez eux, peut-être que leur voisin exploite quelqu’un. C’est pour ça que notre dernière plaquette montre une main derrière un voile, avec ce slogan : « Rendons visible l’invisible ». Ces personnes sont là, on les croise, one sait pas ce qu’elles vivent, elles sont en train de souffrir. Plus on sensibilise, plus on forme, plus on a de chances de réduire le nombre de personnes en situation de traite des êtres humains. On ne pourra pas éradiquer le phénomène, il ne faut pas se leurrer, mais on peut en minimiser l’impact …