De plus en plus de Chinoises arpentent les rues de Paris. Souvent sans papiers, elles disent se tourner vers la prostitution pour survivre, et non sous l'influence de proxénètes. La police, elle, parle de "filières de souteneurs". Enquête.
Cinq, dix, quinze, vingt femmes... La file d'attente ne cesse de grossir, un rien désordonnée. Il est 20 h 30 ce mercredi, et une trentaine de Chinoises s'approchent du bus multicolore de Médecins du monde (MDM). Garé en double file avenue de Flandres, secteur populaire du nord de Paris, ce véhicule baptisé "Lotus Bus" restera une heure, clignotants allumés, avant de filer vers Belleville. Les femmes guettent l'ouverture des portes. Certaines s'impatientent: le "travail" n'attend pas, lui.
Ici, la mode est plus au jeans qu'à la minijupe, l'âge oscille entre 30 et 50 ans. Mei Mei, l'une des plus bavardes, a dépassé la quarantaine. Avec elle, pas d'hésitation: elle parle vite et sans détour, en mandarin plutôt qu'en français. Sur son visage, nulle trace de maquillage: elle n'use d'aucun artifice pour attirer le client. Avec son tee-shirt délavé et ses cheveux tirés à la hâte, on la dirait partie pour un footing et non pour glaner quelques préservatifs auprès de l'association. Les passants asiatiques du quartier n'aiment guère cet étonnant ballet. "Elles nous font honte, lâche une quadragénaire en mandarin. Des putes!"
Se prostituer pour "contrôler sa vie"...
Trois fois par semaine, les bénévoles de MDM viennent distribuer conseils, gels lubrifiants et préservatifs aux prostituées chinoises. En 2002, année de sa création, le programme avait reçu environ 300 femmes. Elles sont désormais plus de 650 à en bénéficier. La plupart connaissent le même parcours: la misère en Chine, l'arrivée clandestine en France, la prostitution comme gagne-pain.
Mei Mei est de celles-là. En 2003, elle quitte son pays, un travail d'ouvrière mal payé et un mari avec lequel elle ne s'entend pas. Comme bien des compatriotes, elle vivote un temps, d'abord nounou, puis caissière. "Je devais travailler sept jours sur sept pour 600 euros par mois", se souvient-elle. La prostitution lui apparaît alors comme un bon moyen de "contrôler [sa] vie". "Je vais peut-être vous étonner, mais ces hommes sont seuls, moi aussi... Tout cela est logique finalement." Elle assure vendre son corps "occasionnellement" à des clients qu'elle connaît ou qui lui ont été recommandés. "Je veux juste avoir de quoi vivre, souligne-t-elle. Je m'arrête à environ 800 euros par mois."
A la différence de beaucoup d'autres, Mei Mei témoigne sans gêne, consciente d'avoir "une existence très correcte", loin des dortoirs collectifs ou des passes dans les bois. Elle partage un modeste appartement, à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), avec deux autres filles, et affirme n'avoir aucun enfant à entretenir au pays. Son indépendance lui tient à coeur. Tous ses choix semblent tourner autour de cet idéal.
Dans ce milieu hermétique, la question du proxénétisme est taboue. Aucune ne parle de souteneurs. Les bénévoles de MDM, habitués à suivre ces femmes, assurent, eux aussi, qu'elles ne subissent aucune pression. "Mariées ou divorcées, elles partent seules, avec l'idée qu'il est facile d'avoir un travail et de l'argent ici, raconte le docteur Ai Anh, volontaire au "Lotus Bus". Ce travail, elles n'imaginent pas que c'est la prostitution." Une fois sur place, la réalité s'impose: sans papiers, pas d'emploi déclaré. Les Chinois installés de longue date à Paris ne leur proposent que des petits boulots sous-payés, souvent perçus comme humiliants. D'où, pour certaines, l'appel de la rue... Avec ou sans "souteneur", tout le mystère est là.
Un choix difficile, mais il s'agit bien d'un choix
"Il y a un fantasme du proxénète, rétorque le docteur Ai Anh. Ces femmes ne sont pas victimes de traite. Elles ont fait un choix difficile, mais il s'agit bien d'un choix." Tim Leicester, autre membre de l'association, se montre plus nuancé, reconnaissant que certaines personnes doivent parfois "profiter de ces femmes en situation de faiblesse" et que des "échanges d'argent" peuvent avoir lieu. Tout au plus parle-t-il de "micmac", mais de "mac", jamais.
La brigade de répression du proxénétisme (BRP) n'hésite pas, elle, à franchir ce cap sémantique. "Gagner de l'argent sur le dos d'une prostituée, quel que soit le moyen, c'est être proxénète", explique le patron de la BRP, le commissaire Christian Kalck. D'après lui, il existerait bien des réseaux liés à ce "marché" florissant. Le contrôle exercé sur les "filles" ne ressemble en rien aux méthodes, souvent ultraviolentes, des souteneurs d'Europe de l'Est (Bulgarie, Albanie, surtout). Les femmes ne sont pas forcées à se prostituer, mais elles doivent souvent reverser une partie de leurs gains pour pouvoir continuer à se vendre. Ainsi l'arrestation, le 5 octobre, à Paris d'un couple de proxénètes chinois a permis de démanteler un réseau d'une trentaine de femmes, dispersées dans six appartements du quartier de Belleville. "Le couple les repérait dans la rue puis prospectait pour leur trouver un lieu de travail, indique le chef de la BRP. Celles-ci leur étaient ensuite redevables."
Un business fructueux organisé de Chine
Dans cette forme de proxénétisme, le mécanisme financier est souvent le même. Les 30 à 40 euros de la "prestation" sont vite redistribués. En premier vient la "grande soeur", la copine qui introduit l'intéressée dans le circuit et prend sa commission au passage. Arrivent ensuite les propriétaires de l'appartement de "fonction", à l'image du couple arrêté dernièrement. Ceux-là ponctionnaient 10 euros par passe et par fille depuis au moins un an. Ajoutons enfin les intermédiaires, chargés de mettre en contact locataires et loueurs. "C'est de l'argent facile, alors chacun veut sa part", résume Christian Kalck. Ce business est si fructueux qu'il s'organise désormais de Chine. Depuis peu, les enquêteurs spécialisés notent l'arrivée en France de femmes venues dans le seul but de se prostituer.
D'après eux, ces réseaux sont gérés par des passeurs chinois en contact direct avec des compatriotes établis à Paris. Ces derniers logent les nouvelles venues, les surveillent, et collectent l'argent. Les passeurs, restés au pays, peuvent ainsi récolter entre 7000 et 14 000 euros par "fille". Selon Christian Kalck, le phénomène est encore limité, mais Paris et Pékin unissent leurs efforts, depuis 2010, pour démanteler ces organisations en germe. A condition, toutefois, de pouvoir décrypter leur stratégie. "Comment savoir si elles viennent pour se prostituer ou non? demande Christian Kalck. Ce que nous voyons, ce sont des femmes mises dans une situation où elles n'ont pas d'autre choix. A partir de là, il y a proxénétisme."
En attendant son petit sac de préservatifs devant le bus, Mei Mei paraît bien loin de ces considérations. A l'entendre, le sexe est un moyen au service d'une fin qu'elle espère heureuse. Un de ses clients réguliers vient d'ailleurs de la demander en mariage. "Est-ce que je suis prête à ce sacrifice juste pour avoir des papiers?", s'interroge-t-elle. Cet homme, elle ne l'aime pas. Mais vendre son corps une fois pour toutes lui permettrait au moins de rester en France.